La hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés
Notre Projet
Mercredi 21 septembre 2016, 8h30. 40 jeunes étudiants pénétraient dans la salle, perdus. Au sein de cette foule aux regards hagards, Juliette Depinay, Alex Hayem, Arnaud Barsacq, Rim Alaoui et Pauline Staron. Nous ne nous connaissions pas encore et étions très loin d’imaginer que, bientôt, nous formerons une équipe soudée qui avancerait ensemble pendant de longs mois. David Courpasson, notre professeur pour cette classe, prenait la parole et nous demandait vite de nous constituer en groupes autour d’un même thème. Tous les cinq étions enthousiasmés à l’idée de nous intéresser aux métiers peu qualifiés. Notre équipe était née.
Cependant, les difficultés n’allaient pas tarder à arriver. Les premières séances ne furent que de longs tâtonnements. Deux questions des plus importantes posaient principalement problème : Quel axe problématique choisir ? Comment définir les métiers peu qualifiés ? Les caractères forts au sein de l’équipe n’arrangeaient rien à la situation ... Heureusement un entretien terrain nous donna les premières lumières sur le chemin à emprunter. Les origines de la légitimité du chef dans les métiers peu qualifiés ne semblaient pas correspondre à celles présentes dans les autres tranches de métiers. Nous concentrions alors nos recherches et nos entretiens sur la question des origines de la légitimité des supérieurs dans les métiers peu qualifiés.
Nous avancions, c’était un fait indéniable. Néanmoins, quelque chose continuait à nous turlupiner. Tout le système visible de la structure des entreprises, ce qu’en Henri Fayol décrivait en 1916 comme « le tableau d’organisation », semblait fonctionner comme un équilibre parfait entre toutes sens entités. Mais rien n’expliquait comment était trouvé cet équilibre du système. Que se passait-il si le système se trouvait en situation de déséquilibre ? Nous rations quelque chose d’à la fois extrêmement concret et complètement invisible dans nos recherches. Nous cherchions cette pièce manquante à notre puzzle, quand soudain, l’évidence nous sauta aux yeux. Nous ne pouvions la voir avant car nous pensions qu’elle serait une pièce de plus dans le système, celle qui en garantissait l’équilibre constant. En réalité, tout un système parallèle s’était formé. La clef avait été les écrits de Michel Crozier en 1963 qui constatent que les subordonnés ont, en effet, plusieurs façons d’atténuer les directives ou d’imposer leurs propres décisions. Le pouvoir serait donc accessible à différents échelons de l’organigramme. Des leaders peuvent alors émerger et obtenir un pouvoir bien plus large que celui conféré par la structure de l’organisation. Nous venions de découvrir la hiérarchie informelle.
Notre RECAPSS prenait une toute nouvelle tournure. C’était à la fois un nouveau départ et une formidable avancée pour nous. Nous prenions vraiment goût à toutes ces recherches qui devenaient de plus en plus intéressantes. Cependant, nous devions trouver un nouvel axe problématique. Nous décidions de nous intéresser aux relations hiérarchiques entre l’individu N (la personne peu qualifiée) et ses supérieurs N+1 et N+2 car il semblait qu’elle était particulièrement présente dans ces interactions au sein des métiers peu qualifiés. Les entretiens terrains et les études bibliographiques nous montraient que la hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés répondait à plusieurs besoins : besoin d’efficacité, besoin de reconnaissance et besoin de progression.
Le modèle de Breton et Wintrobe, montrant l'intérêt pour les deux parties d'une telle relation de confiance entre les structures informelles et formelles d'une entreprise pour contribuer à son efficacité, nous poussa à nous intéresser davantage à ce mécanisme. L’entretien de Karim, employé de la déchèterie, confirma la thèse selon laquelle la hiérarchie informelle répond à un besoin d’efficacité, mais alla aussi plus loin : d’après cet entretien, la hiérarchie informelle s’était créée là où il y avait un manque dans la structure officielle de l’entreprise. Karim était le responsable du terrain, sans que son statut officiel ne montre cette différence par rapport aux autres employés de la déchetterie. Leur supérieur hiérarchique n’avait aucune légitimité parmi eux et cela nuisait considérablement à l’efficacité de la déchetterie. La hiérarchie informelle avait alors rétabli l’équilibre de la structure en compensant ces manques. Un nouveau challenge nous attendait alors : comprendre ce mécanisme. Michel Crozier nous donna les outils de compréhension : selon lui, la hiérarchie informelle se forme lorsque l’on est capable de maîtriser une « zone d’incertitude » dans la structure formelle, c'est-à-dire lorsque l’on est capable de maîtriser une asymétrie structurelle du système qui le déséquilibre. L’exemple de Karim était frappant : le manque de légitimité du chef de la déchetterie avait créé une « zone d’incertitude » entre le terrain et les bureaux, les deux mondes n’arrivaient plus à s’équilibrer et la hiérarchie informelle avait compenser pour retrouver l’équilibre nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise.
Forts de cette découverte, nous nous intéressions au cas du besoin de reconnaissance des employés. Inès, jeune hôtesse de caisse, nous racontait lors d’un entretient que dans son supermarché, les hôtesses de caisse étaient classées selon leur niveau de performance au scannage d’article et leur classement leur permettait d’avoir la caisse la plus agréable du magasin, celle la plus éloignée de la porte et donc la plus à l’abris des courants d’air. Sans que cela soit écrit dans les règles définissant la structure du magasin, cette règle s’y était installée, aidée par le soutien de la hiérarchie. Pour elle, cela contribuait à l’efficacité entre les caissières grâce à une légère mise en compétition, pour elles, c’était l’occasion d’être reconnues par leurs collègues et leurs supérieurs dans des professions où la reconnaissance sociale est rare.
Il nous restait à éclaircir les liens entre hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés et le besoin de progression des employés. Nous avions remarqué très vite dans nos recherches qu’une spécificité des métiers peu qualifiés était que les perspectives de progression étaient presque inexistantes. Comme un symbole, Karim, l’employé de la déchetterie, nous avait dit lors de son entretien : « Ici, tu ne peux pas trop progresser, tu seras employé́ de déchèterie ». Or la bibliographie nous montrait que la hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés semblait être un moyen de progresser dans l’entreprise sans que cela soit officiel et coûte de l’argent à l’entreprise pour autant. Howard Becker en vient même à parler de "carrière horizontale" en appliquant ce concept aux petites entreprises de métiers ouvriers peu qualifiés.
Tout semblait coïncider. Nous touchions au but : nous comprenions enfin les tenants et aboutissants de la hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés. Cette dernière se créait suite à trois principaux manques dans la structure traditionnelle des entreprises à profession peu qualifiées. Mais une question d’importance vitale demeurait : si la hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés répond à une asymétrie de la structure formelle causée par des besoins d’efficacité, de reconnaissance et de progression, afin de rétablir l’équilibre dans la structure, que se passe-t-il une fois que l’équilibre est retrouvé ?
Nos enquêtes-terrain ne laissaient place à aucun doute. La hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés n’est pas vouée à durer et doit disparaître. Elle doit répondre à un besoin à une asymétrie ponctuelle de la structure traditionnelle de l’entreprise de façon efficace avant d’être intégré par la structure formelle, qui comble alors ses manques. Par ce procédé, les mécanismes de légitimité propres aux métiers peu qualifiés que nous avions établis dans la première partie de notre travail lié à RECAPPS est gardée : elle puise son origine directement du terrain et non plus de diplômes. De plus, de nouvelles strates sont crées dans l'entreprise, permettant aux salariés de progresser socialement dans l'entreprise et d'y être reconnu : jusqu'à ce qu'apparaisse avec le temps une nouvelle dualité dans l'entreprise entre terrains et cadres (nouvelle génération, nouvelle stratégie d'entreprise...). En résumé, l’efficacité des procédés informels reste semblable lorsque ceux-ci sont formalisés.
L’exemple de Lucien est marquant : gérant d’un magasin, il a longtemps privilégié l’informelle comme moyen de manager. Tous ces employés avaient le même statut bien que des postes différents. Aujourd'hui les employés du terrain ont constitué une hiérarchie informelle tellement forte entre eux que Lucien nous a confessé qu’il créait de nouvelles strates hiérarchiques pour formaliser ce qui existait déjà de manière informelle. On retrouve cette idée chez Clément, éboueur tous les étés, qui nous indiquait lors d’un entretien : « Ils m'ont dit qu'avant, être le conducteur (du camion-poubelle) c'était juste une sorte de carotte. Aujourd'hui c'est un statut ».
Ainsi, nous pouvions conclure notre travail.
La hiérarchie informelle dans les métiers peu qualifiés n'est pas vouée à s'installer durablement dans l'entreprise : si elle répond à un dysfonctionnement managérial de l'entreprise perturbant le bon fonctionnement de celle-ci et à une volonté de reconnaissance sociale des salariés peu qualifiés, la hiérarchie informelle, à partir du moment où elle a trouvé son propre équilibre et est devenue une structure, certes officieuse, mais bien réelle, doit être formalisée officiellement par la structure traditionnelle, et ainsi disparaître en tant qu'hiérarchie informelle.
Parallèlement, une hiérarchie informelle qui perdure dans le temps devient généralement mauvaise, puisqu'elle creuse de façon toujours plus intense le fossé qui sépare les employés peu qualifiés de leurs supérieurs hiérarchiques, entrainant à la longue une baisse d'efficacité du travail due au manque de communication et de compréhension entre les deux parties. Un sentiment d'injustice peut également naître chez les travailleurs du terrain, ce qui les démotive, et participe encore à la baisse d'efficacité de leur travail et donc à celle de l'entreprise.
Enfin, une hiérarchie informelle qui serait formalisée trop tôt, avant qu'elle atteigne son bon équilibre, ne résoudrait pas les problèmes qui l'ont créée et perdurerait malgré la formalisation d'une partie de celle-ci. Les strates hiérarchiques créées seraient alors inutiles et à force nuiraient aussi à l'efficacité de l'entreprise.
Ainsi la hiérarchie informelle est étroitement liée à la structure formelle d'une entreprise et les interactions entre les différentes strates de celle-ci. Et si la hiérarchie informelle semble au premier abord être en rivalité avec la hiérarchie traditionnelle d'une entreprise, elle a en réalité pour mission de combler ses manques en la complétant avant de s'y intégrer complètement.
Cependant, elle doit être intégrée par le management traditionnel, qui est lui confronté à un défi de taille. Le challenge que le bon management doit relever est celui de comprendre la hiérarchie informelle pour l'accompagner dans son développement et trouver le bon moment pour la formaliser afin qu'elle reste bénéfique à l'entreprise.
Nous concluions notre travail sur ces mots. L’aventure fut belle et enrichissante. Nous avions grandi ensemble. Après quatre mois à avoir travaillé main dans la main, nous nous séparions.